Sereine Berlottier

Dans ma bibliothèque, 3.

mardi 14 juillet 2020, par Sereine

Poème de la vidéosurveillance

Ce texte a paru dans la revue Action poétique, n°205, septembre 2011.

ombres sans tête
sur la moquette et
qui bougent un peu
les livres sont dans l’ombre
ou ailleurs
sa tête est dans sa main
on ne sait pas s’il pleure
tout à l’heure l’image viendra
le reprendre sans le consoler
ça bouge vite
quand il se passe quelque chose
mais ça bouge pareil
si rien personne
les deux hommes côte à côte ont la même
façon de tenir leur joue avec la main
mais ça ne veut rien dire du tout ce sont
toujours les mêmes visages les mêmes dos
penchés sur les tables une poubelle
un escalier
des chaises vides
une photocopieuse en contre-plongée
il y a deux taches sur la moquette
et personne ne fait des photocopies
les lèvres de l’homme bougent
sa montre brille
la salle est calme
tout cela est très monotone
et toujours ce vide
pendant que les cambrioleurs s’activent
fracassent les portes mais quoi
sur l’écran rien
ou bien cet homme
qui porte une casquette blanche on dirait
un masque de commedia dell’arte
et encore la poubelle noire
et les dos flous
les taches sur la moquette
un homme frotte doucement ses paupières
comme si ses yeux étaient pleins de sable
souvent c’est une porte vitrée qui revient
personne qui
le blanc des feuilles
étalées sur les tables
éblouit et noie les visages
dans une succession saccadée
mystérieuse et non mystérieuse
nuque courbée comme si
trente ans avaient passé sur le fil
avec un homme penché tout au bord
ses grands bras blancs
toutes les plumes éparpillées sur l’écran
il se force penché sur les pages
et je dois résister à la tentation
d’avancer la tête pour voir
son vrai regard
dissous
dans le gris de novembre qui tombe
une pluie fine derrière les vitres
j’écris ces mots
comme si je traçais dans le ciel
les mouvements d’une gymnastique
invisible et secrète
non pas que cela me maintienne en bonne santé non
car le temps que j’écrive ces lignes il a disparu
sans laisser sur la table
d’autre trace qu’une petite feuille de papier
rappelant le règlement par exemple
pensez à éteindre votre téléphone portable
etc. pendant que de l’autre côté de la vitre
un homme tond la pelouse
habillé de vert réel
et si je regarde la salle ils sont de nouveau devant moi
si colorés si doux
affranchis des fantômes brumeux
qui leur tenaient lieu de preuve sur l’écran
et le blanc irradiant des feuilles
on ne peut pas lire sur leurs épaules pas
effleurer les joues et presque rien
du visage sentir ni les sourires et rien
de ce qui peut se promettre en cachette
au bord des livres et quand ils parlent
c’est un tel silence venu de leurs lèvres
ou juste que le son est coupé
et ça n’en finit pas de trembler
comme une histoire qui aurait très mal tourné
si je demande lequel
de ces corps saurait me rejoindre
à peu près là ou juste au-dessous
et je regarde ce monde
comme il se donne
disparaissant
cendreux
parfois l’éclat d’une épaule nue
et de toute évidence ça ne sert à rien
de toute évidence personne ne regarde
fiction brouillard
ainsi serions-nous séparés pour toujours
et pas vraiment non plus
protégés