Sereine Berlottier

Dans ma bibliothèque, 2.

lundi 13 juillet 2020, par Sereine

Ce texte est extrait de Nu précipité dans le vide (Fayard, 2006).

C’est un jour de mars, un samedi, au saut du rêve le jour suivant. Le ciel est semé de vapeurs mauves. Ce jour-là elle s’est décidée. Elle a pris le métro, marché un peu au bord de la Seine, monté des marches de bois, descendu des escalators, franchi des portes, des tourniquets, des contrôles de sécurité. A présent elle se tient debout, à l’entrée de la salle, en attendant qu’un visage se tourne vers elle. Elle regarde, au-delà de la mezzanine, les vastes baies et le jardin enterré. Collées aux vitres, des silhouettes d’oiseaux bleus simulent un vol immobile. Les grands arbres sont ligotés, amarrés fermement au sol par des lianes de fer. La salle est calme. Aux tables de lecture en bois clair succèdent les rayonnages de dictionnaires et les fichiers remplis de milliers de petites fiches cartonnées.
Recueillement et concentration sur la demi-douzaine de têtes penchées, elle cherche en elle le goût d’un tel silence. Rien ne serait lisible sur les visages, rien sur les mains, rien d’autre qu’une attention, une concentration sans éclat et sans rire, un dévouement. Chacun d’eux accompli, accouplé. Ce qu’ils cherchent, ce qu’ils veulent, quel trajet les a menés jusqu’ici, quel est ce livre à la reliure rare que les mains effleurent avec précaution, que disent ces phrases tapées sur le clavier de l’ordinateur, ces mots écrits à la main, et s’il est vrai que tout ceci échappe à l’ennui, à l’impatience aussi.
Elle écoute. Elle n’est pas sûre d’entendre. Trop de silence peut-être, trop de respect. Trop de signes prétendent à l’éloignement, à la méfiance. Trop de signes mesurent. Elle a pris le tapis roulant qui descendait vers un vaste hall recouvert de moquette rouge. Elle a dû demander une carte, expliquer. Elle a entendu les mots glisser de sa gorge avec difficulté. Il lui a fallu déposer son sac au vestiaire, on lui a remis en échange une mallette en plastique où elle a logé un carnet, quelques stylos, une bouteille d’eau. Elle s’est dirigée vers le rez-de-jardin. Elle a cherché le chemin de la Réserve des livres rares, pris l’ascenseur, appuyé sur une sonnette et poussé une porte vitrée. Maintenant elle regarde l’énigme des grands oiseaux bleus immobiles. L’homme qui s’est approché d’elle lui tend une clé. Il explique qu’elle doit d’abord ranger sa mallette dans un petit casier qui porte le numéro de sa place. Elle ne peut pas utiliser de stylo à bic ou à encre, mais seulement un crayon. Il lui désigne sa place de l’autre côté de la salle. Elle remplit les petits bulletins de commande de livres. Elle note la cote, le nom de l’auteur, le titre, l’année. Motif de la demande.
(Un funambule ?)
Elle hésite. Les oiseaux bleus sont faux. Les oiseaux bleus ont été collés sur les vitres pour faire peur aux oiseaux véritables. Autrefois les oiseaux véritables s’écrasaient sur les vitres. On pouvait voir des tas d’oiseaux véritables mais morts, semés sur le sol du grand jardin enterré.
Motif de la demande.
(Une colombe ?)
Elle cherche un sujet.
C’étaient des oiseaux pris au piège, mais de quel reflet les oiseaux pouvaient-ils bien être les victimes, branches des grands arbres peut-être, nuages mous peut-être ou alors ?
Elle ne sait pas ce qu’elle pourrait bien écrire sur les petits bulletins de commande.
Nom et prénom.
Un projet personnel ?
Réponse.
(A remplir par le bibliothécaire).
Qui nécessite la consultation de ces ouvrages à tirage limité, plaquettes fines, brochures minces, poèmes rares, grêle de mots illustrés de gravures, de pointes sèches, plantés d’indices, numérotés au crayon de papier, fabriqués pour en rire, fabriqués avec sérieux, avec amitié, avec les dessins de l’auteur, les gravures de l’Aimée, tirés à trois cents exemplaires et signés d’une signature en forme d’aile de libellule brisée.
Et les dessins de l’Aimée bien sûr.
Et toute cette étrange manœuvre, qui recommencera aussitôt dans l’autre œil, notera-t-elle sur la fiche suivante, qui nécessite aussi la consultation de ce livre écrit dans une langue qu’on ne lira pas, qu’on goûtera quand même pour voir, pour entendre, qu’on aimerait goûter pour le son, sans savoir les mots, qu’on ne lira pas mais qu’on peut entendre, sans savoir pourquoi le poète a changé, en voulant deviner ce qui aurait changé en changeant de langue, mortuar in hainea mea lunga aioperita de piepteni din care n’a fost inca scos parul acestei femei pe care o caut.
Et le nom des Editions de l’oubli, 5 cité Falguières à Paris, quinzième arrondissement.
Et toutes les images déposées par les peintres amis, les muettes encres noires dressant leurs branches exténuées, tendues vers quoi, ces forêts sombres et ces mains de monstres dont elle comptera les doigts impossibles, comme s’il fallait en comptant mimer l’attention si sérieuse des autres lecteurs assis dans la salle.
Et les gravures de roches, les pierres sombres, les empilements, les déséquilibres, les blocs de marbre instables et juxtaposés. L’enchevêtrement des feuillages denses, les trames emmêlées et les ombres hostiles, les étouffements.
Un projet personnel, alors, est-ce que ça suffit, comme motif de la demande ?
Elle a tendu les petits bulletins jaunes au bibliothécaire. Elle a compté. Nom et prénom et numéro de carte huit fois notés sur les fiches jaunes et sept fois idem le motif de la demande projet personnel. Elle a recopié les titres et les cotes dans son carnet, et rangé son sac dans le casier. Maintenant il ne reste plus qu’à marcher jusqu’à la place 23, tirer la chaise vers soi, s’asseoir, et attendre la suite.