Sereine Berlottier

Dans ma bibliothèque, 1 (pechakucha)

dimanche 12 juillet 2020

Texte écrit dans le cadre d’un pechakucha initié par François Bon et lu le 9 novembre 2010 à la bibliothèque de Bagnolet. Images DR. SB. Légendes et compléments en fin d’article.


Dans ma bibliothèque il y a
Un terrier, et un animal qui tourne et qui parle et qui a peur
Dans ma bibliothèque il y a
Une sorte de dune qui monte vers le ciel, et qui fond à mesure qu’on la parcourt
Une photographie entre les pages d’un livre d’Henri Miller, qui montre une jeune fille brune assise devant une machine à écrire
De l’oubli, de cette sorte de matière imprécise, non pétrifiée


Dans ma bibliothèque il y a
Des livres dans lesquels quelqu’un a écrit un nom, qui n’est pas le mien
Dans ma bibliothèque il y a une
Autre bibliothèque, minuscule, élevée contre le désespoir et surnommée la
Petite bibliothèque des encourageants, non séparée et dont les frontières chaque jour
Se déplacent


Dans ma bibliothèque il y a
Quelqu’un qui oublie
Qui demande
Raconte-moi une histoire
Dans ma bibliothèque il y a une petite fille très ancienne
A côté d’une autre petite fille très ancienne
Et un vieux monsieur mort qui lisait Michaux


Dans ma bibliothèque il y a quelques
Fous et deux ou trois paresseux sans doute
(peut-être plus)
Dans ma bibliothèque il y a quelqu’un
Qui cherche un abri et qui rêve
Que sa maison est hantée et qu’il faut chaque nuit veiller à plusieurs pour
Ne pas mourir


Dans ma bibliothèque il y a Anna et Ariane, Catherine, Cathy, Christine et Danielle, il y a Dominique, Isabelle, dans ma bibliothèque il y a Marguerite, Marina, Anaïs, Cécile, Yaël, Gertrude et Susan, il y a Toni, et George, oui, et Chloé, il y a aussi Caroline, Camille, Zoé et Sabine, il y a Linda et Emmanuelle, il y a Jane, il y a Pauline, il y a Nathalie bien sûr, Olivia, vous vous en doutiez, il y a aussi Hélène, plusieurs fois, et Annie, tout en haut, il y a Virginia, derrière un tableau, pour finir, pas très loin d’Unica qui est là aussi

Dans ma bibliothèque toutes mes sœurs ne sont pas des frères il ne faut pas croire
Et cependant
Dans ma bibliothèque il y a assez de place pour plusieurs questions
Dans ma bibliothèque il y a tout ce qu’il n’y a pas encore et dont le manque
Peuple ma gorge
Dans ma bibliothèque il y a tout ce qui n’est pas possédé
Et qui traverse
Tout ce qui a disparu
Et qui revient


Dans ma bibliothèque il y a du désordre
De la poussière
Des listes impossibles
Des ratures sèches
Dans ma bibliothèque il y a une panique très vive
Un écœurement
Une distance
Plusieurs révocations
Des désaveux


Dans ma bibliothèque il y a d’autres bibliothèques secrètes
Et minuscules
Enchâssées les unes dans les autres
Jusqu’à la disparition
De l’ultime page
La dernière bande


Dans ma bibliothèque il y a des dédicaces d’amour
Et deux exemplaires d’une chambre à soi
Dans ma bibliothèque il y a les livres que j’ai écrits
Et ceux qu’on m’a volés
Et celui qui n’est pas encore
Dans ma bibliothèque il y a mon prénom
Page 10 d’un livre édité aux éditions de Minuit
Et je ne vous dirai pas lequel
Dans ma bibliothèque il y a des livres épuisés
De cet épuisement-là
De celui-là, oui


Dans ma bibliothèque il y a la bibliothèque de l’homme qui partage ma vie et ces
Livres qui ne sont pas les nôtres mais le millefeuille incertain de notre
Histoire ici
Et la perte de cette histoire
Est une autre bibliothèque possible
Dont il nous arrive de rire
Ou de trembler


Dans ma bibliothèque il y a des hommes qui meurent
Et qui ne sont pas d’accord et des femmes qui brûlent
Un peu silencieusement
Dans ma bibliothèque il y a des livres debout et des livres couchés et d’autres qui caressent ma tête pendant que je dors
Quand je dors
Car dans ma bibliothèque il y aussi une lampe frontale pour les insomnies
une poire pour la soif
et un fagot de branches à brûler


Dans ma bibliothèque il y a une autre bibliothèque et
C’est la faute aux poètes
Je ne sais même pas comment ils ont fait
Pour construire un campement séparé
Ni même s’ils étaient d’accord
Et voilà maintenant ils sont trop serrés
Foutus poètes
Tant pis pour eux


Dans ma bibliothèque il y a une toute petite bibliothèque
Quatre livres et le nom d’une fleur pour dire bonheur ou regard
Plusieurs fois sur la couverture mais
C’est un secret (et d’ailleurs)


Dans ma bibliothèque il y a des secrets alors c’est sûr
Certains attendent et d’autres
Ne sont pas pour moi
Se sont trompés de demeure
Dans ma bibliothèque il y a des disparitions
Inexpliquées
Et le regard du vieux Sam qui ne
Regarde que moi
Caché comme il se doit
Derrière son nom


Dans ma bibliothèque il y a des noms d’accord
Et des pays différents
Un volcan
Et plusieurs déserts
Un homme qui arpente ses propriétés
Un fou qui danse
Une danseuse qui note


Dans ma bibliothèque il y a des voix
Qui n’ont pas tenu
Et des absences
Des leurres
Il y a des cachettes
Des tombes
Des choses lisibles et des choses illisibles
Et des cailloux
Souvent
Pour tenir


Dans ma bibliothèque il y a des pages fragiles, légères, tenues par des agrafes ou peut-être bien pliées à la main
Dans ma bibliothèque il y a des phrases qui n’ont jamais tenu dans mes mains et pourtant
C’est étrange il me semble parfois voir le trou qu’elles ont tout de même laissé sur le mur
Et c’est idiot


Dans ma bibliothèque il y a le nom sur le bout de la langue
Et la course la peur le froid la montagne à gravir la ceinture brodée les trois épreuves
Dans ma bibliothèque il y a l’oubli et le vol
Le gendarme et le revenant
Il y a des hommes en prison et des hommes sous terre d’autres qui ne sont pas revenus
Dans ma bibliothèque il y des livres que je n’ai jamais pris dans mes mains et dont je ne sais
Pas grand chose
Dans ma bibliothèque il y a des langues que je ne parle pas, ne parlerai jamais, et qui
M’écoutent
Il y a un ordinateur noyé
Des ciseaux un tube de colle


Dans ma bibliothèque il y a des livres interdits du temps où les livres étaient interdits
Un tambourin
Et une petite main d’enfant
Dessinée
Dans ma bibliothèque il y a des choses inutiles
Et ce n’est pas très grave
Et le vieux Sam mais cela je l’ai déjà dit


Dans ma bibliothèque il y a des siphons, des mouvements invisibles, en cercles
Ceux que l’ont fait
D’un mur à l’autre quand on rebondit ou qu’on cherche
Ou bien perdu sans savoir
Juste ses propres pas dans le sable
Et on s’enfonce
Car dans ma bibliothèque il y aussi le sable de Chinguetti
Et un très vieil homme assis devant une porte
Et qui attend
Longtemps
Longtemps
(...)
Que je me décide enfin à entrer



D’autres traces de ce Pechakucha sont à découvrir ici :
Cécile Portier sur Petite racine
Daniel Bourrion sur Face Ecran (Archive)
Michel Fauchié sur Kotkot
Pierre Ménard sur Liminaire
Philippe De Jonckheere sur Desordre
Pierre Coutelle sur Commettre
Kathie Durand sur De Minette à Ferraille
Médiathèque de Bagnolet

De François Bon relire ou découvrir :
La bibliothèque pour s’y perdre
Bibliothèques : trouver ce qu’on ne cherche pas


Photos, quelques légendes :
1. Idéalement, mon terrier. Photos 2. 7. 18. 20. Installation du plasticien Thierry Dreyfus, à la Bibliothèque nationale de France, en 2006. 3. 6. Aux lectures sous l’arbre, on visite aussi l’imprimerie. 4. Bibliothèque Royale du Danemark, Copenhague (le "diamant noir"). 5. Idéalement, une façon de sortir du terrier (collage SB). 14 Richard Brautigan, L’avortement, Seuil, 1973. 15. Décidément, trop d’échelles (trop de livres ?). 16. 17. Bibliothèque du désert, Chinguetti, Mauritanie. 19. Quand je cherchais le Général Instin mais...